Le confinement a bouleversé nos vies et nos habitudes alimentaires. Les consommateurs ont acheté et stocké certains types de produits au détriment d’autres aliments. Mais ce choix, allié à la fermeture des lieux de restauration hors domicile (RHD) et des marchés de plein air, a mis à mal des pans entiers de la filière agricole française. Décryptage.
Les Français continuent de manger trois fois par jour pendant le confinement, mais plus aucun repas n’est pris dans les cantines scolaires, les restaurants ou les fast-foods. Or, ils ne consomment pas les mêmes produits à la maison et hors domicile, et s’avèrent très conservateurs dans leur alimentation en ces temps de pandémie. Ainsi, leurs achats se portent préférentiellement sur des produits qu’ils connaissent, basiques, faciles à cuisiner, peu chers et à conservation longue, aux dépens des aliments frais ou haut de gamme. Les produits festifs et gastronomiques, trop éloignés du climat anxiogène actuel, ont donc été exclus durablement des tables. « Dès l’annonce du confinement, les consommateurs sont passés de l’achat plaisir à l’achat de première nécessité », regrette Michel Lacoste, président de l’interprofession des produits laitiers sous signe de qualité, le Cnaol. La fermeture des marchés de plein air et de certains points de vente (petits commerces, vente directe…) s’est ajoutée à la contraction des débouchés, plongeant plusieurs filières dans une crise inédite.
Du côté des gagnants : les pâtes, la farine, les œufs, le lait ou les yaourts… Du côté des perdants : les fromages d’appellation, les canards et les cailles, mais aussi le poisson, la bière ou encore le champagne.
Les fromages sous signe de qualité restent en cave
C’est un véritable effondrement : les achats de fromages sous appellation d’origine encaissent une baisse de 60 % depuis le début du confinement, certains producteurs fermiers perdant même la totalité de leurs débouchés. La fermeture des marchés, crémeries et des rayons coupe des grandes surfaces est un handicap considérable pour ces produits, dont 2 000 tonnes sont restées sur les bras des fabricants entre mi-mars et fin avril, « soit une perte de chiffre d’affaires de 20 millions d’euros pour la filière », signale le Cnaol. Une partie a pu être écoulée sous forme de dons alimentaires, stockée ou réorientée vers des fromages de fonte, mais une petite portion périmée a dû être détruite, et il reste 1 000 tonnes en stock. « Les premiers concernés ont été le rocamadour, le neufchâtel et les fromages frais. Puis des pâtes molles à durée d’affinage courte, comme le brie, le munster, le maroilles, le chaource ont été touchées. Aujourd’hui, ce sont les persillés (bleu d’Auvergne, fourme, roquefort) et des fromages à durée d’affinage un peu plus longue, comme le reblochon ou le morbier, qui souffrent », énumère Michel Lacoste.
Les petites fromageries et les producteurs fermiers sont les plus touchés, alors que les grands groupes ont pu réorienter une partie du lait vers d’autres usines. Ce coup d’arrêt tombe d’autant plus mal que le printemps est la période de plus forte production laitière, avec les vaches au pâturage. Il a été demandé aux éleveurs de réduire les livraisons de lait, alors même que son prix a été divisé par deux, voire trois. En parallèle, quelques modifications provisoires de cahiers des charges ont été validées par les pouvoirs publics afin d’éviter l’engorgement. La grande distribution – qui reste le principal point de vente – a étoffé son offre de fromages préemballés en libre-service ; les drives fermiers et les livraisons ont pris le relais de la vente directe et de la RHD, et les crémeries-fromageries ainsi qu’une partie des marchés ont rouvert, offrant une bouffée d’oxygène. Mais tout cela ne suffira pas si les achats restent en berne. La filière appelle donc les consommateurs à revenir vers ces fromages « plaisir ».
Les volailles battent de l’aile
Les volailles françaises, ce sont le poulet, mais aussi le canard à rôtir, la caille, la pintade et la volaille de Bresse. S’écoulant presque exclusivement en RHD et à l’exportation, ces produits ont été confrontés à la fermeture de leurs débouchés. Les stocks se sont accumulés. Aucune mise en production n’a lieu, et les poulaillers restent vides. « Les consommateurs n’ont pas l’habitude de cuisiner ce genre de viandes, ils n’achètent donc pas, explique Anne Richard, directrice de l’interprofession avicole, Anvol. Ils se tournent vers des produits très simples et peu chers, tels que les filets ou les cuisses de poulet. Les poulets Label entiers, consommés en famille, se sont également mieux vendus. » Pourtant, préparer un canard ou une pintade n’est pas très différent d’un poulet. « Faites-vous plaisir, changez de routine et essayez ces petites filières », plaide donc Anne Richard. Quant à l’origine française, elle est bien indiquée sur les produits écoulés par la grande distribution : il suffit de repérer le logo hexagonal barré du drapeau tricolore.
Les viandes rouges pâlissent
Les ventes de viande de bœuf se sont plutôt bien maintenues, basculant des restaurants et fast-foods vers les supermarchés. Pourtant, le prix payé aux éleveurs a reculé et s’avère inférieur à leurs coûts de production. Explication : les achats des ménages portent surtout sur le steak haché, un produit apprécié des enfants, dont les ventes ont augmenté de 34 % en frais, et de 66 % en surgelé ! « Mais cette forte hausse des achats se fait au détriment des muscles nobles, comme le faux-filet ou l’entrecôte », nettement mieux valorisés, souligne Dominique Langlois, président de l’interprofession bovine Interbev. En effet, la hausse de 14 % des ventes des morceaux de qualité supérieure et de races à viande ne compense pas la prépondérance du haché et la fermeture de la RHD. Cette moindre valorisation globale se répercute dans le prix payé aux éleveurs, qui ne sont pas parvenus à s’accorder avec les abatteurs et les distributeurs sur leur niveau de rémunération. Ce qui a conduit à un appel commun inédit de la Fédération nationale bovine (FNSEA) et de la Confédération paysanne à ne pas vendre les animaux pour faire pression sur les acheteurs.
Du côté des agneaux, la situation n’est pas rose. Le confinement, englobant les fêtes religieuses de Pâques et du Ramadan, arrive au pire moment. Il en va de même pour le veau, proposé pour la Pentecôte. Si les bêtes ont pu être écoulées, elles l’ont été à prix cassé, et les signes de qualité ont été vendus au prix du standard. Ces viandes ne sont pas mises en avant par les grandes surfaces, qui proposent surtout du bœuf et du poulet.
Comment le consommateur peut-il conforter ces filières ? « En choisissant des produits d’origine française et en s’orientant davantage vers les morceaux nobles, les labels, les races à viande… pour lesquels la rémunération des éleveurs est plus importante », répond Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Mais aussi en délaissant la grande distribution et les plats transformés, pour aller davantage vers les petits commerces et la vente directe. N’hésitez pas non plus à demander d’où vient la viande.
La pêche française boit la tasse
C’est la double peine pour les pêcheurs français. « Les achats de produits de la mer frais ont subi un énorme décrochage lors des premières semaines de confinement, du fait de la fermeture de la RHD (qui écoule 30 % des produits frais) et du ralentissement de l’export (10 % de la production française), dont deux débouchés importants sont l’Italie et l’Espagne », souligne Marion Fischer, déléguée générale de l’interprofession France filière pêche. Simultanément, les achats de conserves ont explosé. Les semaines passant, les consommateurs sont revenus vers le frais, mais moins qu’avant. » Une partie des bateaux restent désormais à quai, et ceux qui sortent en mer sont principalement des petits bâtiments de pêche côtière. Les tonnages ramenés atteignent laborieusement 30 à 40 % des volumes habituels. Or, la filière était déjà fragilisée par un hiver difficile, du fait des grèves et d’une météo exécrable en début d’année qui a empêché certains pêcheurs de sortir en mer. L’avenir s’annonçait lui aussi compliqué, suspendu aux négociations du Brexit sur le partage des zones de pêche. Bref, le moral est au plus bas. Les pêcheurs espèrent donc un soutien des consommateurs via leurs achats. Sur les étals, les importations ont effectivement reculé au profit de la pêche française, à l’exception notable du saumon et du cabillaud, les poissons favoris des Français, tous deux importés ! Essayez donc de diversifier les espèces, et de goûter de nouveaux poissons. Vous référer au logo « Pavillon France » – s’il est présent – vous permettra de choisir les produits issus de bateaux français.
Bière et vin trinquent
Pour les 2 000 brasseries hexagonales, ce sont 35 % des débouchés qui se sont asséchés avec la fermeture des bars et restaurants, et l’annulation des festivals et des événements sportifs. « Il n’y a eu aucun report de cette consommation vers la grande distribution et les petits commerces », note Maxime Costilhes, délégué général des Brasseurs de France, le syndicat de défense de la filière. Une bonne nouvelle pour notre santé, mais une catastrophe pour les 1 900 micro-brasseries (8 % des volumes de bière), absentes des grandes enseignes – elles écoulent leur production via les bars et restaurants ainsi qu’en vente directe. Soit zéro litre aujourd’hui… La filière a décidé de leur consacrer un plan d’aide exceptionnel. Les amateurs de ce breuvage qui souhaitent conserver la diversité de l’offre peuvent aller rechercher ces petites marques indépendantes directement auprès des fabricants, ou dans les magasins spécialisés – dans la limite d’une consommation modérée, évidemment !
Pour le vin également, la fermeture des bars et restaurants a été douloureuse, et elle s’est cumulée à l’effondrement de l’exportation. En grande surface, les clients plébiscitent les bag-in-box plus économiques, mais les ventes sont au mieux stables ou en léger déclin (vins rouges et blancs). Le champagne voit même les achats divisés par deux, dans la lignée de la désaffection pour les produits festifs. Or, ce qui n’a pas été bu ces deux derniers mois ne le sera jamais. La filière va donc tenter d’éviter que ces bouteilles s’accumulent dans les caves, et que le prix aux producteurs ne dégringole. Pour cela, « il faudrait détruire 10 millions d’hectolitres en Europe, dont 3 en France », souligne Anne Haller, directrice des Vignerons indépendants. Contrairement aux autres filières, la solution ne viendra pas des consommateurs : il est impossible pour le secteur viti-vinicole d’encourager les gueules de bois ! Les vignerons tablent plutôt sur une aide de l’Union européenne afin de distiller ces hectolitres superflus en alcool industriel.
Elsa Casalegno